Monde - le 10 Juin 2013
Bernard Chambaz Reportage en Iran (1/5)
L'Iran avant les élections (1/5) par Bernard Chambaz
L’Iran est un carrefour essentiel et possède une situation géographique au contact de la Russie, de l’Inde, de l’Arabie et de l’Europe. Avec la Caspienne au nord, le golfe Persique au sud, un territoire grand comme trois fois la France, un désert plus ou moins cabossé, campé de montagnes qui donnent de l’eau, et des villes où réside une population d’environ 75 millions d’habitants…
Can yelagi koltugunuzun altindadir, c’est parti, le gilet de sauvetage est sous votre siège, et ça tombe bien car le monde entier donne de la bande et, bientôt, on devine, tout là-bas à gauche, la mer Caspienne qui brille comme une boule de mercure au fond d’une assiette creuse. Quand le Boeing des Turkish Airlines se pose sur la piste de l’aéroport international Imam Khomeyni à Téhéran, un phénomène inhabituel se produit. Les femmes se couvrent les cheveux, alors même que la plupart ont voyagé tête nue depuis Istanbul – où des princesses d’Asie centrale en route pour Tachkent, Achkabad, Douchanbe arborent des robes et des coiffes splendides, turbans jaune ou vert, brodés de fil de soie. Ici, la République islamique impose le port du voile. Il avait pourtant été aboli par le shah Reza, en 1936. Il est vrai que l’interdiction avait eu aussi un effet contraire, les hommes attachés à la tradition empêchant désormais leur femme de sortir.
Le passage de la douane est facile, pas plus long ni pointilleux qu’à Roissy, une autre paire de manches que l’obtention d’un visa, surtout si on s’y prend au moment de Norouz, la fête du printemps, car l’Iran est le champion du monde du nombre de jours fériés. La sortie est débonnaire. On est accueilli avec des colliers de fleurs, pour un peu on se croirait à Tahiti, les vahinés en moins, mais ce n’est pas pour moi. Des familles retrouvent avec une joie franche et pas tapageuse des parents venus de je ne sais où, visiblement pas de La Mecque.
L'Iran fascine les Occidentaux depuis la bataille de Marathon
Nous voici donc en Iran, la Caspienne au nord, le golfe Persique au sud, un morceau de terre grand comme trois fois la France, un désert plus ou moins cabossé, campé de montagnes qui donnent de l’eau et de villes où réside une population d’environ 75 millions d’habitants. Par sa situation géographique au contact de la Russie, de l’Inde, de l’Arabie et de l’Europe, ce territoire est un carrefour essentiel. Il est adossé à une histoire formidablement riche de plusieurs millénaires, qui nourrit un sentiment de fierté nationale, et il fascine les Occidentaux depuis la bataille de Marathon. C’est ce pays, magnifique et passionnant, qui votera vendredi prochain pour élire son nouveau président de la République.
Les autocars et les voitures roulent sur l’autoroute avec un dédain absolu des panneaux de limitation de vitesse et des bandes blanches. À mesure qu’on se rapproche de l’agglomération, le trafic augmente. Les encombrements ne tardent pas, des encombrements immenses dès qu’on pénètre dans Téhéran, pris dans un quadrillage géant de rocades, boulevards, avenues. La pollution provoque deux cents jours de smog par an et, dans les parcs, les feuilles des arbres sont poussiéreuses. Aujourd’hui, pas de smog, le ciel est bleu, comme sur les peintures murales qui décorent les façades des maisons, pêle-mêle, c’est-à-dire sans logique ni ordre apparent, des arbres stylisés, des portraits de martyrs morts à la guerre, des fenêtres en trompe-l’œil, des scènes de guerre avec parfois des armes parfois des fleurs, parfois les deux, des oiseaux colorés qui volent entre des petits nuages blancs, des portraits de mollahs dans des tons moins vifs, obéissant à de subtiles nuances de gris, des arabesques, dans la tradition de la peinture persane mais qui a perdu beaucoup de sa grâce, le tout voisinant avec des publicités pour des chips et des réclames pour prendre soin de la santé des enfants.
La population iranienne répondra- t-elle à l’appel au vote ?
Tôt le matin, on est déjà frappé par la queue aux arrêts d’autobus, les autobus fatigués et bondés, les femmes à l’avant, les hommes à l’arrière, ou l’inverse. Tout aussi frappant, le sérieux des visages qui rend compte de l’humanité au travail ou, plutôt, de l’humanité se rendant au travail, le temps perdu en heures de transport, une inquiétude palpable devant des autobus qui tardent à arriver et où on ne peut même pas monter, le signe de l’aliénation moderne. Une chose, l’exploitation, une autre, ce temps perdu. Si cette dimension de l’aliénation ne produit pas de plus-value, elle réduit considérablement la valeur de la vie. Et je me dis que le vote de vendredi ne peut pas ne pas être influencé par cet état de choses.
La participation est d’ailleurs un des enjeux importants de l’élection. L’enjeu est proprement politique : la population iranienne répondra- t-elle à l’appel au vote ou exprimera-t-elle une forme de lassitude vis-à-vis du régime ? Le métro reste le moyen le plus rapide de circuler. Une rame est réservée aux femmes, mais les femmes sont libres de monter dans les autres rames et les hommes n’hésitent pas à se tenir dans la rame réservée aux femmes, à l’extrémité, pour avoir un peu plus de place. La frontière est mouvante, franchie sans coup férir par les marchands ambulants de tous âges qui vendent des bonbons et des lots de chaussettes, sur les traces des vendeuses qui se baladent avec leur cargaison de soutiens-gorge, roses, vert pistache, et en vendent à l’occasion, sinon elles ne seraient pas là.
La plupart des iraniennes usent de stratégie pour contourner la loi qui leur impose de porter le foulard dans l’espace public
Il y a voile et voile, et il y a mille et une façons de porter le voile. Ce qu’on appelle voile, c’est d’abord le foulard. Dans les rues de Téhéran, on voit des foulards noirs et les femmes en ont un usage divers, serré autour du visage, ou bien assez lâche au contraire, et même paré de perles blanches en plastique. S’il y a du vent et si elles ont les mains occupées par des paquets, les plus âgées le tiennent entre les dents pour ne pas laisser paraître plus de peau qu’il ne se doit. Mais la majorité des femmes portent des voiles de couleur vive, certaines le posent sur le sommet de leur chignon de sorte qu’elles ont les trois quarts de leur chevelure à l’air libre, et elles se débrouillent pour qu’on voie, le cas échéant, briller des boucles d’oreilles. Ajoutez à ce tableau des lèvres passées au rouge, des sourcils crayonnés, des lunettes de soleil hollywoodiennes, tous les ingrédients d’une stratégie de contournement de la loi qui leur impose de porter le foulard dans l’espace public. La contrainte est si forte que les femmes, sans foulard dans l’espace privé, continuent à le porter dans les scènes intérieures des films et des séries télévisées.
Le voile, c’est aussi le tchador, une espèce de manteau léger, noir, qui couvre tout le corps comme une tente. Dans les rues de Téhéran, on voit des tchadors, mais surtout des vêtements qui correspondent au hijab, qui doit empêcher de voir la chair. Donc pas de robe et encore moins de jupe, mais la même stratégie de contournement leur permet de porter, et nous permet de voir, des jeans à la mode, des chaussures à talons, des manteaux trois quarts moulants. Et en dix jours, j’aurai vu, en tout et pour tout, une seule femme en niqab. C’était au petit déjeuner, elle s’était assise tout au fond de la salle, face au mur, et je suppose qu’elle soulevait à peine le voile pour manger.
Les banques abondent, les distributeurs automatiques de billets aussi, mais on ne peut utiliser les cartes de crédit étrangères et les banques ne s’ennuient pas à des opérations modestes. Il faut se rendre dans une officine pour changer les euros en rials. Elles sont regroupées autour de la place Ferdowsi et de la statue du fondateur de la poésie persane au Xe siècle, un peu comme si l’auteur incertain de la Chanson de Roland trônait place de la Bastille. Un type propose de m’accompagner, il a la quarantaine, il porte beau, il parle un anglais meilleur que le mien, il m’explique que cette situation est due à l’embargo et aux sanctions financières. Tout en jetant un œil sur les vitrines de chaussures élégantes le long de l’avenue Enqelab (avenue de la Révolution), il déplore que les États-Unis cherchent à étrangler l’Iran. Il ajoute qu’il n’a rien contre la démocratie, au contraire, il regrette que la décision du président Bush de placer l’Iran dans l’axe du mal en janvier 2002 ait torpillé la tentative d’ouverture du président Khatami. En un rien de temps, le décor est en place.
L’Iran est une théocratie, une forme moderne du despotisme
Au kiosque, des journaux sont posés sur un étal et à même le sol. Les passants les regardent, sans forcément acheter. Je dois à la vérité de dire qu’ils regardent aussi bien les titres politiques que les titres sportifs reconnaissables aux photographies de footballeurs et d’haltérophiles que je ne connais pas. Les haltérophiles, ce n’est pas étonnant. L’élection du président de la République est à l’ordre du jour. Il est élu au suffrage universel direct pour quatre ans. Il a un rôle important, mais pas le rôle majeur, détenu par le guide, le même depuis la mort de Khomeyni, en 1989, l’ayatollah Khamenei, les portraits des deux hommes figurent côte à côte un peu partout dans le pays, l’un porte des lunettes, l’autre pas. Et le guide est désigné par l’Assemblée des experts, des religieux élus au suffrage universel mais par peu d’électeurs. On est là au cœur de la question : l’apparence de démocratie à laquelle le système tient et la primauté du religieux sur le politique (1). En ce sens, l’Iran est une théocratie, une forme moderne du despotisme, autant pour l’exercice d’un pouvoir quasi absolu que pour le recours à l’oppression. Il semble ainsi qu’on ne puisse devenir président sans l’aval du guide. La meilleure preuve, les candidatures à la présidence sont validées, ou pas, par le Conseil des gardiens de la Constitution qui dépend largement de son autorité.
Ils étaient 686 prétendants. Depuis le 22 mai, ils sont huit dans la course. Les deux recalés les plus notables sont Rafsandjani, l’ancien président, ayatollah lui-même, modéré, souhaité un peu trop bruyamment par les Occidentaux, et Mashaïe, dauphin suggéré par le président sortant. La lecture de la biographie des huit candidats donne le sentiment d’un parcours assez semblable, d’hommes qui ont gravi tous les échelons du cursus honorum. On tend à les confondre. Vu de plus près, la ressemblance est moins évidente. On voit apparaître des différences, voire des divergences. On aurait sans doute tort de les négliger.
Ahmadinejad est donc le président sortant. Ancien maire de Téhéran, ultraconservateur, il a été élu sur un programme qu’on pourrait dire populiste. À l’extérieur, ses déclarations outrancières et la phrase selon laquelle Israël devait être « balayé des pages de l’histoire » ont nui à l’image de son pays. À l’intérieur, sa politique attise des critiques souvent acerbes. La Constitution interdit plus de deux mandats successifs. On sait, au moins, qu’il ne sera pas le prochain président. Mais les conditions de sa réélection en 2009 ont laissé des traces qui ne peuvent pas ne pas peser sur cette échéance, que ce soit l’accusation de fraudes ou le mouvement de contestation qui a suivi l’élection, les manifestations, la répression, les morts et les arrestations, l’ébranlement du régime.
À midi, je sors un billet de 10 000 rials pour une bière forcément sans alcool. Pour vingt centimes d’euro, on a une sorte de Canada Dry oriental. Je me rappelle soudain le merveilleux Nasdine Hodja qui multipliait les exploits dans le Vaillant de naguère et je me demande si un épisode a lieu à Téhéran. La bière est fraîche, le fond de l’air orageux, et on entend à peine l’appel du muezzin, étouffé par le brouhaha du trafic.
(1) Lire le très remarquable numéro 998 d’Europe et, notamment, l’entretien de Jean-Baptiste Para et Bernard Hourcade.
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