Bernard Chambaz Reportage en Iran (4/5)
À Ispahan Et dimanche c’est vendredi
écrivain
Sur la place Naqsh-e Jahan, la foule est au rendez-vous, en famille, avec ou sans tapis, avec ou sans glacière, avec ou sans les aïeux. Les enfants courent en tous sens. Chardin a vécu quatre ans à Ispahan, au temps de Louis XIV et du chah Abbas II. Il en a rapporté un remarquable récit, allégrement pompé par Montesquieu…
Iran, envoyé spécial Quand je débarque, à 5 heures du matin, à la gare routière, au nord d’Ispahan, il fait encore nuit. Comme à l’accoutumée, les passagers s’égaillent en une seconde, les chauffeurs se dépêchent de garer l’autocar au dépôt, un planton fait bouillir de l’eau sur un réchaud pour le thé. Tabriz est à douze heures derrière moi. J’ai encore les yeux pleins de ce que j’ai vu par la vitre : le vert, les rideaux d’arbres, l’eau qui coule entre les peupliers, des silhouettes en chemin, le bétail, un ou deux tracteurs, un village aux maisons en terre, les petits cônes de terre rougeâtre pareils à ceux où saint François a reçu les stigmates. Dans l’autocar, j’ai fraternisé avec les joueurs d’une équipe de volley-ball qui rentraient avec la coupe qu’ils avaient gagnée et avec un jeune ingénieur qui cherchait désespérément du travail.En fait, je voulais aller à Bandar Abbas, tout au sud, sur le golfe Persique. Je voulais voir le détroit d’Ormuz, les pétroliers, peut-être les navires militaires qui croisent pas très loin du rivage, le marché aux poissons, les tisserands baloutchs qui vendent leurs tapis sur la plage. Je voulais apercevoir les îles, ou plutôt les îlots, Abu Musa, Greater Tumb, Lesser Tumb, revendiqués par les émirats, certifiés comme des pièces indéfectibles de la république islamique. J’avais lu que le président venait d’y inaugurer, début mai, une usine de dessalinisation de l’eau de mer. Mais il ne m’a pas été possible de trouver un moyen de transport pour Bandar Abbas dans le temps imparti. Alors j’ai penché pour Ispahan, qui est quand même « la moitié du monde ».
Chardin y a vécu quatre ans au temps de Louis XIV et du chah Abbas II. Il en a rapporté un remarquable récit, allégrement pompé par Montesquieu pour les Lettres persanes. Au détour, il évoque les sports, et en particulier la lutte, qui se dispute au son du tambour par « les gens de moindre condition et presque seulement des gens de néant ». La lutte reste si populaire que, en février, Ahmadinejad a tendu la main aux États-Unis pour une action commune après que le CIO a émis l’idée de supprimer la lutte aux jeux Olympiques. Chardin consacre également une belle page à la tolérance. « Ce qu’il y a de plus louable dans les mœurs des Persans, c’est leur humanité envers les étrangers, l’accueil qu’ils leur font et la protection qu’ils leur donnent, leur hospitalité envers tout le monde, et leur tolérance pour les religions qu’ils croient fausses, et qu’ils tiennent même pour abominables. Si vous en exceptez les ecclésiastiques du pays, qui sont comme partout ailleurs, et peut-être encore plus qu’ailleurs, pleins de haine et de fureur contre les gens qui ne professent pas leurs sentiments, vous trouverez les Persans fort humains et fort justes sur la religion » (1).
Tôt le matin, la place Naqsh-e Jahan est vide. C’est la plus grande place du monde, après Tian’anmen, et elle est beaucoup plus harmonieuse. Pour de bon, elle évoque une sorte de paix à la fois céleste et terrestre. Si les boutiques ouvrent peu à peu, la grande mosquée est fermée. Devant la porte d’entrée, un jeune homme distribue des sacs qui contiennent une galette de pain et un concombre. Il me propose un sac et m’explique, avec trois mots d’anglais, que c’est jour de fête. Ce dimanche est donc comme un vendredi. Je n’ai pas réussi à déterminer quelle fête, trop tard pour le martyre de Fatima (la fille préférée de Mahomet), trop tôt pour la naissance de l’imam Ali. Alors je contemple le portail. Il paraît parfaitement symétrique mais il paraît aussi que l’architecte a introduit volontairement une asymétrie afin de témoigner de son humilité devant Allah car seul Allah est parfait.
À défaut, on peut chercher les quatre ponts et les treize synagogues. Les ponts sont plus faciles à trouver que les synagogues. Ils ont belle allure, ils datent de l’époque safavide, ils sont le rendez-vous de la jeunesse, au moins l’après-midi et le soir. Des tchaïkhanas ont été fermées par les autorités. À la place, les jeunes peuvent s’offrir un tour de pédalo sur la rivière. Les synagogues sont discrètes, même si la Constitution garantit les droits des juifs, qui ont un député à l’Assemblée islamique, un député par ailleurs directeur de l’hôpital juif de Téhéran, qui soigne des musulmans avec des fonds accordés par le gouvernement. Pour autant, les juifs n’ont pas accès à toutes les charges, n’ont pas droit au mariage mixte ni à des fêtes nationales le samedi. Ils n’en restent pas moins attachés à leur pays.
L’élection présidentielle n’occupe pas vraiment l’espace public. Il ne semble pas y avoir d’affiche. La presse compense cette absence. Le ministère de l’Intérieur annonce que plus de cinquante millions d’électeurs sont inscrits, grâce au suffrage universel à partir de seize ans, qu’il y aura 66 000 bureaux de vote, et 285 pour les expatriés. Tout est fait pour inciter les électeurs à voter. Tant qu’on est dans les chiffres, on peut lire que quarante espions ont été arrêtés en un an. En ce sens, il s’agit de décevoir l’attente des « ennemis ». Khamenei ajoute qu’il faut élire « le plus compétent » et il somme les candidats d’être « honnêtes ».
Ces déclarations sont sans aucun doute le signe des tensions et d’une inquiétude du pouvoir. Elles sont prises dans un écheveau d’arguments et elles participent aussi d’une partie de billard avec un équilibre à tenir entre le conservatisme (ce qu’il faudrait conserver) et la réforme (ce qu’il faut réformer). La porte est étroite, sachant, de surcroît, que l’opposition plus ou moins radicale est en prison ou sous surveillance. Bien entendu, tous les candidats sont d’accord sur la nécessité de résoudre les problèmes économiques et sociaux qui constituent la préoccupation première des citoyens. Mais le lien entre la politique économique et la politique étrangère est étroit, en raison de l’embargo. Rezai dénonce ainsi tout excès et tout esprit d’aventure dans la politique étrangère pour mieux défendre les intérêts de la nation, et il n’hésite pas à mettre en cause les méthodes de son rival Jalili dans les négociations sur le nucléaire. Jalili réplique que toute compromission sur le nucléaire entraînerait misère et dévastation. Aref, lui, insiste sur la participation du peuple aux réformes.
Tout est fait aussi pour montrer aux Iraniens que l’Iran est une grande puissance. Ils le savent, ils l’ont appris à l’école, mais ils sont contents qu’on le leur confirme. Les journaux se réjouissent ainsi que le pays soit classé, selon l’OMC et malgré les sanctions, au 28e rang mondial pour les exportations. Les journaux se réjouissent que Ballack ait adressé une invitation pour son jubilé à Mahdavikia, et ils n’ont pas besoin de rappeler que c’est lui qui avait marqué le but de la victoire lors de la rencontre États-Unis-Iran en Coupe du monde. Les journaux se réjouissent que les avions de la flotte Iran Airlines puissent désormais être entretenus sur place. Les journaux se réjouissent du développement des relations diplomatiques et économiques avec toute une batterie de pays sur tous les continents. Les journaux se réjouissent de l’inauguration du projet Europe Persia Express Gateway, un projet mis en œuvre par des experts des télécommunications iraniens, huit mille kilomètres de fibre optique entre Francfort et Oman, via la Russie et l’Iran.
Les rues débordent de monde. Les 125 roulent sur le trottoir, il suffit de les éviter. Les boutiques se succèdent par série, comme au bazar, les boutiques d’opticiens, les boutiques de coffres-forts. Devant le musée d’Histoire naturelle, on peut admirer un dinosaure les pieds dans un bassin, un ichtyosaure en plein vol. Les jardins sont somptueux, Chardin nous avait prévenus. Le palais Chehel Sotun est magnifique. Dans la salle de réception, on voit sur le mur une peinture de la bataille de Chaldoran, qui s’est tenue au début du XVIe siècle et qui a opposé le chah safavide et le sultan ottoman. Le commentaire ne manque pas d’intérêt : si c’est une défaite pour la Perse, c’est parce que le chah n’a pas voulu utiliser les armes à feu.
Le soir, je retourne sur la place Naqsh-e Jahan. La foule est au rendez-vous, en famille, avec ou sans tapis, avec ou sans glacière, avec ou sans les aïeux. Les enfants courent en tous sens, ils sont assez nombreux mais on ne compte, en moyenne, que deux enfants par famille. La baisse du taux de fécondité est un indice du progrès du statut des femmes. Les petites filles sont parfois voilées, parfois vêtues de robes blanches qui scintillent dans la nuit. Les garçons jouent au foot avec ou sans chaussures à crampons. Les adolescents s’assoient autour du bassin. Des calèches à grelots font le tour de la place. Les gourmets font la queue chez le marchand de glaces. Vous avez le choix entre la glace à l’italienne et les boules de glace à la vanille servies dans une barquette avec des filaments de fruit et du jus de citron. Les gourmands enchaînent avec les baklavas. J’ai lu que le diabète devient un problème de santé publique.
On parle volontiers, tandis que les faïences des mosquées glissent de turquoise à pervenche. On parle surtout avec les mains. La tour Eiffel est un des rares repères qui me permette de faire comprendre d’où je viens. Mon voisin est content que je sois venu d’aussi loin et il m’offre un chewing-gum à la menthe. Sa fille cadette, une gamine de seize ou dix-sept ans, me cite alors avec un sourire renversant la tour Milad à Téhéran, 435 mètres de haut. On se quitte bons amis. Sur le chemin du retour, un type invraisemblable, en costume de lin blanc, sorti de je ne sais où, m’accoste. Welcome in Iran ! Il a envie de parler. Il déplore la disqualification de Rafsandjani. Selon lui, ayatollah ou pas, c’était le seul candidat doué d’une vision économique. Il assène un argument imparable : « Vous savez, il a fait fortune dans le commerce des pistaches. »
Le lendemain, lundi, la fête est finie. Pourtant la mosquée royale reste fermée. Heureusement, la mosquée Jameh est ouverte. C’est sans doute la plus belle du monde, avec celle de Damas. Un vieux monsieur, qui parle deux mots de français, tient à me montrer la partie reconstruite après qu’une bombe irakienne l’a touchée pendant la guerre. Il m’emmène ensuite devant l’arbre de vie, un bas-relief : de bas en haut, l’eau, une plante qui grandit, le seuil de la mort, Dieu, oui Monsieur, c’est aussi simple que cela. Des hommes nettoient la cour où traînent des cannettes de bière (sans alcool) et des plateaux-repas (en polystyrène), un peu comme le dimanche soir à la Fête de l’Huma. Ne demeure qu’une grande banderole avec un portrait du guide suprême glissant un bulletin de vote dans l’urne. Un type entre dans la mosquée en moto. Il a quand même coupé les gaz et il la range dans l’iwan, sous les stucs mongols, sans oublier de mettre la chaîne en travers de la roue avant. C’est bientôt la prière. Je n’ai plus qu’à sortir et à revenir par l’allée couverte du bazar où le monde s’anime et où des cages à oiseaux sont suspendues à la voûte. Des serins (ou des canaris) chantent mais ils ne font pas le poids face à l’appel qui vient de toutes les mosquées.
Assis en tailleur, à même le sol, un cordonnier recloue une semelle. En face, un marchand d’épices est penché sur sa calculette. Dix mètres plus loin, deux vendeurs de balais-brosses jouent aux dominos sans avoir l’air de s’en faire.
(1) Les Voyages en Perse, publiés chez Phébus.
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