Iran : entre les mains du Guide
LE MONDE GEO ET POLITIQUE| • Mis à jour le
Serge Michel
Voilà un ours dont la peau a souvent été vendue et qui, pourtant, s'apprête une nouvelle fois à triompher. Ali Khamenei, 74 ans le 17 juillet, Guide suprême de la République islamique d'Iran, ne paie pas de mine. Il n'a ni le charisme ni le crédit religieux de son prédécesseur, l'ayatollah Khomeiny.
Et pourtant, si le maître de la révolution islamique a régné dix ans sur l'Iran, son successeur, lui, est en place depuis vingt-quatre ans - preuve s'il en faut de sa grande habileté. Après Qabous, sultan d'Oman depuis 1970, Ali Khamenei est le doyen des chefs d'Etat du Moyen-Orient.Son autorité n'est remise en cause par aucun des nombreux cercles de pouvoir iraniens. Les pasdarans ("gardiens de la révolution") ne jurent que par le Guide, tout comme la justice, le Parlement, le Conseil des gardiens, l'assemblée des experts et, bien sûr, la présidence, quel que soit le vainqueur des élections du 14 juin.
Qui dirige vraiment l'Iran ? Cette question, qui est aussi le titre d'un livre (Who Rules Iran ?, de Wilfried Buchta, Washington Institute for Near East Policy, 2000) et que se posent tous les négociateurs, diplomates et états-majors occidentaux, a pourtant une réponse simple : c'est Dieu. La Constitution de la République islamique (1979) est sans ambiguïté : Dieu exerce en Iran une souveraineté absolue et préside à l'élaboration des lois (article 2).
LE "GOUVERNEMENT DU DOCTE"
Quant au pouvoir terrestre, il est, dans l'islam chiite iranien, censé être exercé par les imams descendants d'Ali, le beau-fils du Prophète. Or le douzième et dernier imam, Mahdi, a disparu à l'âge de 5 ans, en 874 de notre ère. D'où ses surnoms d'"Imam caché", de "Maître du temps". Que faire en attendant son retour, dont les chiites pensent qu'il interviendra pour sauver le monde ? Pendant des siècles, le clergé a répondu qu'il fallait surtout ne rien faire et se tenir à l'écart de la politique, pour ne pas usurper le rôle réservé à l'Imam caché.
L'ayatollah Khomeyni n'était pas de cet avis. Durant ses années d'exil avant la chute du chah, il a élaboré la doctrine du velayat-e faqih ("gouvernement du docte"), qui confère aux religieux la primauté sur le pouvoir politique. Ce principe, qui prend à contre-pied toute la tradition chiite, se retrouve dans la Constitution (article 5) : "Durant l'occultation du Maître du temps - que Dieu hâte sa réapparition - le pouvoir revient au juste et au pieux faqih ("docte religieux"), qui est courageux, plein de ressources et possède des aptitudes administratives."
C'est dit. Et le faqih, c'est Ali Khamenei, doté de pouvoirs quasi divins, classé 21e sur la liste des personnes les plus puissantes au monde par le magazine Forbes en 2012. A sa nomination au poste de Guide suprême, en 1989, il n'était que hodjatoleslam ("autorité sur l'islam"), un rang moyen dans le clergé chiite. Peu importe : il a été fait ayatollah du jour au lendemain, un saut hiérarchique qui nécessite habituellement dix ans d'études coraniques.
Depuis, il a vu élire trois présidents, dont il a savamment circonscrit la marge de manoeuvre et les succès : Akbar Hachémi-Rafsandjani, Mohamed Khatami et Mahmoud Ahmadinejad. Ces trois-là, malgré des tempéraments et des mouvances politiques très différents, ont terminé leur second mandat ligotés, voire ridiculisés, par le Guide.
Avec un brin d'admiration, le chercheur Karim Sadjadpour, du think tank américain Carnegie Endowment for International Peace, compare les méthodes du Rahbar ("Guide") à celles du Prince de Machiavel (Foreign Policy, 21 juillet 2011). Comme cette capacité à exercer tout le pouvoir sans en porter la moindre responsabilité : le prix du pain a doublé et celui de la viande sextuplé ? C'est au président Ahmadinejad qu'on en veut. Des candidats populaires sont interdits de se présenter aux élections ? C'est le conseil des Gardiens qui assume. Des émeutes sont réprimées dans le sang ? Ce sont les bassidjis ("volontaires islamiques") qui concentrent la haine des manifestants.
En 2009, pourtant, son nom fut conspué dans la rue. A la prière du vendredi de Téhéran, une semaine après la réélection contestée de Mahmoud Ahmadinejad, le Guide a pris, pour la première fois, le risque d'apparaître en première ligne. Sans doute parce que le régime tremblait sur ses bases. "La victoire [d'Ahmadinejad] est indéniable et divine, a-t-il déclaré. Ceux qui la contesteraient feront couler le sang à leurs dépens."
C'est ce qu'il s'est passé. De juin à décembre 2009, plus d'une centaine de protestataires ont été tués par l'implacable répression des pasdarans. Les manifestants avaient alors changé de slogan : au lieu de "Où est mon vote ?", ils ont crié "Mort au Guide !", mais ont fini par rentrer chez eux.
Parfois aussi, un pion doit être sacrifié, comme ce directeur de prison ayant organisé en 2009 le viol et le meurtre de détenus. Mais jamais aucun lien ne pourra être établi avec la maison du Guide (beit-e Rahbari), qui compte plus d'un millier d'employés - sorte de gouvernement parallèle, qui flanque chaque gouverneur de province, chaque ministre, chaque chef d'une entreprise d'Etat, chaque patron de fondation religieuse, d'un émissaire aussi loyal que discret.
THÉORIES DU COMPLOT
Ali Khamenei ne répond à aucune interview, ne sort pas d'Iran et ne rencontre, chez lui, que quelques chefs d'Etat, Vladimir Poutine et Lula da Silva ayant eu ce rare privilège. De ses discours et prières devant d'innombrables assemblées, toujours acquises à sa cause et sans que jamais une question ne soit posée, on apprend qu'il lit des magazines américains, qu'il a été un admirateur de Jean-Paul Sartre et qu'il a longuement médité la déroute du système soviétique après l'introduction de la glasnost et de la perestroïka par Mikhaïl Gorbatchev.
Pour le reste, ses interventions sont un concentré de théories du complot et de mises en garde contre les "ennemis", ces puissances étrangères (Etats-Unis et Israël avant tout) qualifiées tour à tour d'"arrogantes" et de "diaboliques", de "cupides" et de "rétrogrades", d'"hégémoniques " et de "cancéreuses", d'"oppressives" et de "venimeuses".
L'homme, donc, est inquiet, toujours sur ses gardes. Il a pour principe de ne jamais céder de terrain sous la pression, convaincu que le moindre compromis ne ferait qu'encourager l'adversaire, qu'il s'agisse de Barack Obama ou des manifestants dans les rues de Téhéran.
De fait, Ali Khamenei a consacré une grande partie de son règne à consolider sa propre position, et cela de deux manières. La première fut le noyautage de chaque institution de la République islamique - Dieu sait qu'elles sont nombreuses - pour aller au-delà de ses pouvoirs constitutionnels déjà très larges (article 110 : il nomme le directeur de la radio et de la télévision nationales et tous les commandants des forces armées).
Le résultat est un entrelacs d'influences, un véritable noeud gordien. Jugez plutôt : en théorie, l'assemblée des experts, qui comprend 86 religieux de haut rang, peut destituer le Guide suprême et nommer un successeur. En réalité, les candidats à cette assemblée sont triés sur le volet par le redoutable Conseil des gardiens, composé de douze membres dont une moitié est nommée par le Guide lui-même et l'autre par le Parlement, mais sur proposition du ministère de la justice, lequel répond directement... au Guide. La boucle est bouclée.
D'autre part, Ali Khamenei, sans doute en raison de sa légitimité religieuse limitée, a choisi de s'appuyer sur les forces de sécurité plutôt que sur le clergé. Il a ainsi offert aux pasdarans maints avantages matériels et les a associés de façon toujours plus affirmée à la conduite de l'Etat. Au point que certains observateurs considèrent désormais l'Iran non plus comme une mollahcratie, mais comme une dictature militaire.
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