6 h 59. L'alarme sonne. Eric ouvre les yeux. A côté de lui, sur son matelas, le sac à dos dont il ne se sépare jamais. Habillé d'un pantalon de ville, il se laisse glisser au pied du lit superposé. Dans le box, deux couches sont déjà vides. Un camarade de chambrée se prépare, les quatre autres dorment encore. Eric récupère sous le matelas la serviette de bain qu'on lui a confiée la veille à l'accueil, arrache son drap jetable et sort. Le carrelage du couloir où sont alignés les box, éclairé au néon, est jonché des draps de la nuit. Eric file prendre une douche avec son "kit propreté" quotidien, puis passe à la consigne chercher une chemise.
Eric a 50 ans. Il est sans abri depuis deux ans et demi. Broyé par son travail, ébranlé par un divorce, cet ancien fonctionnaire de police a "craqué". Il a sombré dans la dépression, perdu son emploi. Il a "touché le fond" : les nuits dans les parkings, l'hiver parisien, les appels au 115, le numéro du Samu social de Paris qui permet, parfois, de trouver un lit pour le soir. En octobre 2010, il a obtenu une place au "Refuge", un centre d'hébergement d'urgence (CHU) de 426 lits l'hiver (200 l'été) géré par l'association La Mie de Pain, dans le 13e arrondissement.
A 8 h 30, après le petit déjeuner au réfectoire, le Refuge ferme. Plusieurs centaines de SDF se retrouvent à la rue, condamnés à errer de squares en stations de métro jusqu'à la réouverture des portes, en début de soirée. Une journée d'attente, longue et froide, commence. Nous avons passé cette journée avec Eric.
8 h 25
"Salut Didier, tu vas au parc ?" Sur le trottoir d'en face, Didier, 52 ans, dit "le Breton", est le partenaire d'Eric : ils jouent parfois aux échecs ensemble. L'ancien policier et l'ex-garçon de café se sont rencontrés au Refuge, il y a deux ans, quand ils ont tout perdu. Tout deux remontent la rue Charles-Fourier, sac à l'épaule. Le 13e arrondissement est devenu leur territoire, un espace qu'ils connaissent par cœur, peuplé d'habitudes et de repères.
8 h 35
Le Square de la Montgolfière, à quelques dizaines de mètres du Refuge. C'est ici qu'Eric retrouve chaque jour ses camarades de patience, ceux avec qui il tue le temps en sifflant quelques bières bon marché. C'est sur ces trois bancs, toujours les mêmes, qu'ils passeront la matinée, une matinée interminable, beckettienne, interrompue çà et là par un rendez-vous à la CAF, quelques heures de "travail" (la manche) ou un ravitaillement au supermarché.
Au fil des heures, plusieurs "habitués" défileront sur ces trois bancs, chacun accompagné d'un surnom : Eric, dit "le Belge" en référence à son pays d'origine, Didier "le Breton", Nacer, Marseillais d'origine algérienne, surnommé "Pastèque" en hommage à sa morphologie, Jurgen, dit "Blitzkrieg", "le seul Allemand qu'on n'a pas libéré après la guerre", Thierry "le Réunionnais", Jean-Marc, dit "Marc", et Jérôme, dit "Belmondo" ou "Captain Haddock", qui tremble comme une feuille en raison de problèmes neurologiques et d'une consommation abusive d'alcool. "Titi" et "Pierrot", eux, n'ont pas passé l'été.
8 h 40
Eric, Didier et Jean-Marc ont chacun leur téléphone vissé à l'oreille. Ils ne disent pas un mot. Ils attendent. Ils cherchent un lit pour Jean-Marc, qui sort de l'hôpital après un malaise cardiaque et dort depuis des semaines dans la rue. Un seul numéro : le 115. Et un refrain, souvent le même : "Bonjour, toutes les lignes de votre correspondant sont occupées, veuillez rappeler ultérieurement", en plusieurs langues, français, anglais, russe ou arabe.
Parfois, quelqu'un décroche. "Ils vous mettent alors sur attente. Ça peut durer entre 10 minutes et trois quarts d'heure. Puis ils vous disent de rappeler à 19 heures. Et quand vous rappelez, il n'y a plus de place", résume Eric. Les demandes d'hébergement d'urgence explosent depuis quelques années : + 17,5 % entre janvier et décembre 2011. Le Samu social est saturé. Selon la Fédération nationale des associations de réinsertion sociale, trois personnes sur quatre ayant appelé le 115 en septembre n'ont pas reçu de proposition d'hébergement.
Jean-Marc a de la chance. Après quinze minutes d'attente en musique, on lui a trouvé un lit pour ce soir, "mais rien pour après". "C'est totalement aléatoire, parfois c'est une nuit, parfois trois, souvent rien. Tout dépend de qui vous avez au bout du fil."
9 h 07
"Tu les as eus ? Oui ? Une place au Refuge ? Putain de bâtards ! 115 de merde !" Nacer, alias "Pastèque", n'est pas en état de se réjouir pour Jean-Marc. L'attente, la loterie des lits, la perspective d'une nouvelle nuit dans la rue créent parfois des tensions et des jalousies... "C'est pas une vie ça, j'ai rien moi. J'en ai marre, je craque. Le 115, ils m'ont dit de rappeler à 19 heures. C'est ça qui m'énerve, s'emporte-t-il en montrant son sac. Je dors dans des abribus, le métro, des parcs... Je peux pas allertravailler avec un sac ! Mais il faut bien que je me lave, que j'aie un duvet..."
9 h 46
L'heure de la première bière. Une Koenigsbeer, la moins chère, 54 centimes au Carrefour Market, 7 degrés. On tue le temps, cigarette sur cigarette, canette après canette. "C'est long une journée quand on ne fait rien, c'est long", soupire Eric.
9 h 50
Nacer part à son rendez-vous avec un assistant social à Charonne, qui doit théoriquement l'aider à trouver un logement. Avec un toit sous lequel poser son sac, il dit pouvoir trouver "dans l'heure" du travail dans le BTP. Il ne se fait pas trop d'illusions sur la tournure de l'entretien. "Je te laisse mon sac", lance-t-il à Eric.
10 h 07
Didier est revenu de sa "tournée mégots". En général, il les dépiaute pour en faire des roulées. Mais les cigarettes les moins entamées se fument telles quelles. Moignon de clope au bec, les jambes croisées sur un bout de banc, il entame une grille de mots fléchés. "C'est ceux du Parisien, ils sont assez faciles."
DJ en Bretagne pendant huit ans, puis barman en boîte de nuit, Didier est monté à Paris en 1997, où il a officié quelques années comme garçon de café. Il perd son boulot en septembre 2010, et subit le coup de grâce : un redressement fiscal. "J'ai joué, j'ai perdu, concède-t-il. Au départ, je devais 3 000 euros. Mais avec les intérêts, c'est monté à 8 000. Et une fois à la rue, il m'est devenu impossible de rembourser."
En fin de droit, Didier n'a plus aucun revenu. Sa demande de RSA est en attente, et il fait la manche, deux ou trois jours par semaine. Cet l'après-midi, il ira "travailler" à la station Pasteur, où il a ses habitudes.
10 h 25
Dans son sac, Eric a un plan de Paris, un livre sur Bourvil, un hors-série du Point sur les personnages de Tintin, des sudokus, de la mousse à raser, un rasoir, des chaussettes, un slip, du déodorant, une radio, des piles, un limonadier ("super important, tout le monde doit en avoir un"), et des papiers administratifs. Il transporte également deux raquettes de ping-pong. "Didier, tu joues ?"
10 h 32
Trois gamins font irruption, raquettes en main, et convoitent ostensiblement la table. Ce sont les premiers visiteurs du square depuis le début de la matinée. Les deux pongistes précaires leur cèderont vite la place. "Eux, ils sont meilleurs", sourit Didier.
10 h 46
C'est l'heure du premier ravitaillement. Devant le centre commercial Italie 2, Eric et Didier croisent José, "toujours à la même place", immobile, une gueule minéralisée par la tristesse, comme surprise par une coulée de lave dans un moment d'effroi. Un peu plus loin, c'est le coin des Polonais.
10 h 54
Chez Carrefour Market, direction le rayon bière. Les bras chargés de huit Koenigsbeer 50 cl, on passe en caisse. "On en offre à ceux qui n'ont pas les moyens de s'en payer, précise Eric. La solidarité, c'est important".
11 h 43
Nacer est rentré de son entretien, bredouille, comme attendu. Il est nerveux, presque agressif, s'emporte contre le système d'hébergement d'urgence qui privilégie "les fous" et les étrangers "qui ne parlent même pas français". "Ça fait trois semaines que je dors dehors !", enrage-t-il.
11 h 45
Jurgen "Blitzkrieg" se mouche. Bonnet de laine bleu vissé sur sa vieille tête plissée, il n'a pas dit un mot de la matinée. Il restera ainsi enfermé dans le silence toute la journée.
11 h 52
Au détour d'une phrase, Nacer fait allusion à son fils, qui vit chez ses parents à Marseille. Sa femme, elle, est morte. Didier aussi est père : il a une fille, qui vit en Bretagne, chez sa mère à lui. Elle a 25 ans. Il ne l'a pas vue depuis 1999, elle en avait 13. "Des fois, on se téléphone". Eric, lui, a deux filles, de 21 ans et "18 ans et demi". Il n'a pas de nouvelles depuis 2005.
Thierry le Réunionnais aussi avait une famille. Un divorce pour faute l'a mis à la rue. "C'est de ma faute, je l'avais trompée." Une larme coule sur sa joue. Sa dernière nuit dehors l'a épuisé. Il a 42 ans : "J'ai les moyens de travailler, je veux m'en sortir seul. Mais sans un logement, c'est impossible.""Faut nous aider, reprend-il. On est pas racistes, mais on est le même peuple, faut faire passer les Français en premier. Il y a des profiteurs."
12 h 01
Eric sort sa petite radio. Les premières mesures de Dancing Queen d'Abba crachotent dans le poste : "On écoute toujours Nostalgie. On est des vieux, on se souvient du temps passé."
12 h 30
"Tiens, voilà les oiseaux, ça veut dire qu'il est midi et demi." Une nuée de volatiles vient d'envahir le parc. Les SDF du square de la Montgolfière apportent parfois du pain pour nourrir les moineaux. "Pas les pigeons, les pigeons c'est une plaie. On ne les aime pas. Ils se perchent sur un arbre et vous chient dessus", explique Eric, souvenir à l'appui : "Titi [qui est mort cette année] s'est retrouvé un jour avec une merde sur une veste en daim qu'il venait d'acheter. Il n'a jamais pu la rattraper."
12 h 40
Eric saute souvent le déjeuner. Comme beaucoup de ses acolytes. Mais en ce moment, il a un peu de sous. Il décide de faire un saut au Quick de l'avenue d'Italie. Devant un Giant, il raconte sa vie. "J'ai connu la maison, les deux voitures, un salaire de 2 000 euros net par mois, une femme, deux filles", énumère-t-il en évoquant sa vie de fonctionnaire de police en Belgique. Le divorce, la pression au travail, la dépression : il plaque tout et migre en 2005 dans le Maine-et-Loire, où il se fait saisonnier. Il perd son boulot fin 2009 et monte tenter sa chance à Paris.
La rue, le 115, la galère... Depuis l'an dernier, Eric a un emploi précaire, comme un tiers des sans-abris hébergés au Refuge. Il accompagne des personnes ne pouvant voyager seules dans leurs trajets à la RATP ou la SNCF. C'est un contrat Pôle Emploi. 20 heures par semaine. Il gagne 650 euros par mois. Mais il est toujours SDF. "Il est plus facile de descendre que de remonter", résume-t-il.
14 heures
Comme souvent, Eric va faire un saut dans un accueil de jour tenu par une petite association du 5e arrondissement, Cœur du 5. Il y fait bon, l'ambiance est familiale, on se fait son café soi-même et on y trouve des jeux de société.
14 h 22
Didier a rejoint Eric. Les deux compères se lancent dans une partie de Scrabble. Pour son deuxième coup, Didier arrange un mot de cinq lettres sur son pupitre : "Loyer". Pas de place sur la grille : il joue "Rayé".
A leur table, Brahim n'est pas d'humeur à jouer. "C'est catastrophe", répète inlassablement ce frêle monsieur de 51 ans en buvant son café. Brahim est marocain. Il a passé douze ans en Italie, où il a toujours travaillé, comme aide cuisinier puis dans l'usine d'un sous-traitant de Fiat. Ses enfants sont restés au Maroc. "C'est pour eux que je suis ici." En 2008, l'usine a fermé sous l'effet de la crise. Il s'est retrouvé à la rue, "pour la première fois" de sa vie. Las de dormir dehors et d'écumer les dormitori (dortoirs) du pays, il a tenté sa chance il y a sept mois en venant à Paris. "Beaucoup de travailleurs immigrés d'Italie et d'Espagne viennent en France en ce moment, parce que là-bas, il n'y a plus rien", explique-t-il. Mais la crise ne s'est pas arrêtée aux Alpes ni aux Pyrénées. Brahim dort dehors depuis sept mois, passe ses journées à appeler le 115 en espérant trouver un lit. Il est brisé. "C'est catastrophe. Jamais je pensais vivre ça."
15 h 40
Eric et Didier ont pris le métro, direction Pasteur. C'est ici que Didier "travaille". Eric, lui, ne fait pas la manche, ce n'est pas son truc. "Je ne peux pas", glisse-t-il. Et il n'en a plus besoin. Lui a un travail. Didier, rien, pas même le RSA.
L'ancien garçon de café sort son nouvel "outil de travail", un gobelet de 50 cl de chez McDo, dont il extrait deux cartons identiques, l'un pour devant, l'autre pour derrière : "Accepte tout travail". Didier glisse trois pièces au fond du gobelet, son "fond de commerce", et s'installe en haut des marches, à la sortie du métro, parce qu'à l'intérieur "c'est interdit". Quand il récolte une grosse pièce, il l'ôte du gobelet, pour ne pas se la fairevoler. "Y a des petites règles à respecter, c'est un métier."
Le calendrier et la météo ont aussi leur importance. "Je vais toujours au même endroit, car ce sont souvent les mêmes gens qui donnent et ils me reconnaissent. Je privilégie le mardi et le jeudi : le lundi, les gens reprennent le travail, ils sont de mauvaise humeur, tandis qu'en fin de semaine, c'est mieux, ils sont bientôt en week-end. Le climat a aussi son importance : quand il fait froid, les gens sont plus généreux. Mais quand il pleut, rien : un parapluie dans une main, le portable dans l'autre, c'est mort."
19 heures
Après douze heures d'errance et de petites habitudes, Eric laisse Didier à son métro et regagne la rue Charles-Fourier. Il prend place dans la queue des "accueillis", qui rentrent dîner et dormir au Refuge. Un de ses potes l'interpelle : "Tu peux prévoir la doudoune : samedi matin, ils annoncent - 1 degré." Eric récupère une serviette, un drap jetable, son kit de douche et monte faire son lit. Il redescendra ensuite au réfectoire pour manger, avant de sortirboire un coup, sur le trottoir d'en face, pas loin de l'épicier. Il sera rejoint par des potes, ou restera seul. "J'ai parfois envie d'être tranquille."
Soren Seelow (texte) et Karim El Hadj (images)
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