Le grand réalisateur iranien Asghar Farhadi signe un premier film en français. En compétition à Cannes, «Le Passé» ébranle le festival et sort en salles
Deux ans après le bouleversant Une Séparation, Asghar Farhadi a délocalisé son univers en France, sans rien perdre de son génie. Sa science du récit, sa perception des êtres, son talent de metteur en scène contribuent à un nouvel éblouissement à travers ce drame psychologique plein de fantômes et de mensonges. Après quatre ans d’absence, Ahmad (Ali Mosaffa) revient à Paris pour finaliser son divorce avec Marie-Anne (Bérénice Bejo), désormais liée à Samir (Tahar Rahim). Sauront-ils démêler l’écheveau des non-dits et affronter les ombres du passé?Dans les pronostics qu’établissent quotidiennement les gratuits du festival de Cannes, Le Passé est en pole position pour la Palme d’or. Sur la terrasse d’un palace de front de mer battu par la mousson, Asghar Farhadi, 41 ans, nous reçoit. Il s’exprime en farsi, avec traduction simultanée de Massoumeh Lahidji, interprète polyglotte qui a travaillé sur Le Passé.
Le Temps: Le Passé commence par montrer sans dialogues les retrouvailles d’un couple à l’aéroport. Cette séquence initiale s’apparente à une sorte de clip de présentation?
Asghar Farhadi: Oui, c’est une sorte d’annonce de ce qu’on s’apprête à voir. Ce sont des images simples, réalistes, de retrouvailles. Vous apprenez aussi que ces personnages ne prennent le risque de regarder vers le passé qu’au coût d’un accident.
– Lorsque vous commencez le tournage, la mise en scène est-elle déjà écrite?
– Oui. Absolument tout est écrit et décidé au préalable. Mais ensuite, il y a une phase de répétitions qui donne aux acteurs l’impression que tout n’est pas écrit et leur permet de se réapproprier les rôles et la mise en scène. C’est très important que tout soit précisément minuté, mais aussi que les acteurs gardent un sentiment de liberté.
– Comment avez-vous approché la réalité française?
– Comme je viens de l’extérieur, il est très important de dépasser une vision touristique de la vie parisienne ou française. Il fallait donner à voir une famille qui soit la plus banale possible. Ils travaillent dans une blanchisserie, dans une pharmacie, ils vivent en banlieue. L’idée était de ne rien montrer de spectaculaire, mais d’accéder à une vérité.
– Vous filmez Paris comme vous filmiez Téhéran dans Une Séparation: on ne voit que des bribes de ville, mais on l’entend. Pouvez-vous parler de ce travail sur le son?
– Je suis très heureux que vous me posiez cette question car, au fur et à mesure que j’avance dans mon travail, je constate que j’attache plus d’importance au son qu’à l’image. J’ai l’impression que le son est un élément évocateur, laissant davantage de liberté à la puissance imaginaire du spectateur. L’image catégorise, alors que le son suggère. Et j’aime beaucoup laisser au spectateur cet espace de création qui ouvre son champ visuel.
– Il n’y a presque pas de musique dans vos films?
– J’ai pourtant l’impression d’une partition complète… Sans avoir recouru à des instruments de musique classiques, nous avons composé une musique de fer à repasser, de métro, de bus, de portes qui claquent.
– Le plus mystérieux des personnages est celui d’Ahmad. C’est lui qui catalyse les passions. Comme par hasard, il est Iranien…
– Ce n’est pas une coïncidence. Ahmad est le personnage le plus mystérieux. Ceci dit, il est assez vrai que les Iraniens ne s’extériorisent pas de façon directe. Nos affects, nos émotions ne s’expriment que de façon biaisée et indirecte. C’est peut-être ce qui entraîne une telle méconnaissance des Iraniens à travers le monde. Nous ne sommes pas un peuple qui prend position de manière franche et frontale.
– Le succès mondial d’Une Séparation a-t-il pu modifier le regard porté sur l’Iran?
– Je l’espère de tout cœur. En tout cas, ce film donnait du peuple iranien une image loin d’être idéalisée. Cette image montrant les Iraniens tels qu’ils sont dans leur vie réelle a été répandue dans le monde à travers ce film. Alors oui, je souhaite qu’un film puisse contribuer à modifier les clichés qui sont véhiculés sur les Iraniens ou sur d’autres peuples…
– Tahar Rahim est un acteur solaire, Bérénice Bejo une actrice comique. Or vous les avez distribués dans des rôles inattendus.
– C’est précisément parce que Bérénice Bejo n’avait jamais incarné un personnage de ce type qu’elle m’intéressait. Ce qui compte, c’est justement de proposer aux acteurs des rôles dans lesquels on ne les attend pas. En Iran, je suis un spécialiste du contre-emploi. J’essaye d’obtenir de la fraîcheur, de l’innovation dans le jeu d’un acteur en lui confiant des rôles qui ne lui sont pas habituels. Bérénice et Tahar sont capables de fournir des interprétations très complexes et très diversifiées.
– Comment avez-vous dirigé ces comédiens français dont vous ne parlez pas la langue?
– Exactement de la même façon qu’en Iran, avec l’entremise d’un traducteur. J’ai peut-être expliqué davantage. Je leur ai parlé jusqu’à voir sur leur visage qu’ils captaient vraiment ce que je leur disais. J’ai très vite oublié l’obstacle de la langue. En fait, on est beaucoup plus sensible à la musicalité d’une langue qu’on ne comprend pas, puisqu’on n’a que sa mélodie dans l’oreille. Donc il m’est souvent arrivé sur le plateau de reprendre les comédiens sur une intonation. Ils se demandaient comment je pouvais avoir le sens des émotions du français.
– Film réaliste, Le Passé se double d’une dimension symbolique. Je pense par exemple à la maison en chantier…
– Je ne peux pas dire qu’il y ait une dimension symbolique. Le langage d’un film est réaliste ou métaphorique. Ici il est résolument réaliste. Ce que vous percevez peut-être comme des symboles sont plutôt des indices. Ils ne sont pas reliés à des contenus de sens spécifique, ils indiquent une direction, ils mènent à une réflexion sur les thèmes du film. Le chantier représente l’état intime des personnages. Mais ce n’est pas ce que j’appelle un symbole. Un symbole, c’est une convention. On décide que la couleur blanche, selon un contrat passé entre le réalisateur et le spectateur, est associée à un même sens. Ici, je vous suggère que l’état intérieur de cette maison représente peut-être l’état intérieur du personnage. Quelles que soient nos cultures, l’association peut fonctionner. Il est certain que les ombres du passé imprègnent cette maison, et qu’il y a une volonté de s’en détacher. Mais quand il s’agit de changer l’éclairage, ils achètent des lampes anciennes dans une brocante. C’est cette vieille lumière qui éclaire la nouvelle maison… Tous les personnages sont soumis à cette double tension vers l’avant et l’arrière.
– Il y a beaucoup d’enfants dans vos films. Quel est leur rôle?
– La présence des enfants signale que les choses continuent, que la vie avance, quelle que soit la crise que l’on traverse. Mais, par leur spontanéité, les enfants ouvrent aussi le film à une dimension plus affective, plus émotionnelle. Enfin, dans l’univers très complexe de mes films, dans cette dimension opaque de la vérité, les enfants apportent une dose de sincérité qui rafraîchit un peu l’atmosphère-là.
■ Le Passé, d’Asghar Farhadi (France, 2013), avec Bérénice Bejo, Tahar Rahim, Ali Mosaffa, 2h10.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire